La machine de Nozick (l’expérience)

J’aimerais pour cette semaine soumettre à votre réflexion une expérience de pensée très célèbre parmi les philosophes, issue d’un ouvrage du philosophe américain contemporain Robert Nozick : Anarchy, State, and Utopia[1]

« Supposez qu’il existe une machine à expérience qui soit en mesure de vous faire vivre n’importe quelle expérience que vous souhaitez. Des neuropsychologues excellant dans la duperie pourraient stimuler votre cerveau de telle sorte que vous croiriez et sentiriez que vous êtes en train d’écrire un grand roman, de vous lier d’amitié, ou de lire un livre intéressant. Tout ce temps-là, vous seriez en train de flotter dans un réservoir, des électrodes fixées à votre crâne. Faudrait-il que vous branchiez cette machine à vie, établissant d’avance un programme des expériences de votre existence ? »

La machin de Nozick (L'expérience)

On vous propose donc de vous brancher à une machine, capable de vous faire vivre votre vie idéale. Tout ce que vous pourriez vouloir vous sera procuré, le bonheur est à portée de main. L’inconvénient est que tout cela sera faux, mais vous n’en saurez rien et pouvez choisir de ne jamais rien en savoir. Vous brancheriez-vous ?

L’expérience de pensée de Nozick, 25 ans avant Matrix[2], vise bien sûr à nous mettre face à un dilemme. Faut-il préférer le bonheur à la vérité, ou la vérité au bonheur ? Remarquez qu’il ne s’agit pas d’opposer vérité et plaisirs, mais bien vérité et bonheur. En effet, la machine de Nozick n’est pas qu’une machine à plaisirs. Si ma conception du bonheur est une succession sans fin de plaisirs assouvis, alors je programmerai la machine en ce sens et elle me donnera ce que je souhaite. Si ma conception est différente, si je dose subtilement revers et succès pour me faire mieux apprécier les seconds, que je me fournis un appétit d’ogre pour la vie, que je programme la réalisation d’une grande œuvre ou quoi que ce soit d’autre qui correspond très exactement à mon idée de bonheur, alors la machine le donnera également. Et même, on peut admettre pour pousser l’expérience de pensée, que je n’ai pas besoin de programmer la machine à l’avance et qu’elle est capable de s’adapter en cours de route, voire de prévenir mes désirs pour me fournir ma vie idéale. C’est donc bien entre une certitude de bonheur maximal et une vie imparfaite, franchement malheureuse peut-être, mais « vraie » que je peux choisir.

Je vous laisse réfléchir à la question et aux enjeux que vous y voyez, car le choix ne se résume évidemment pas à une alternative entre bonheur et vérité. Je vous retrouve la semaine prochaine pour vous proposer un topo des débats que cette expérience a provoqué chez les philosophes de métier.



[1] Nozick, R., Anarchy, state, and Utopia, New-York : Basic Book, 1974, et en français : Anarchie, Etat et Utopie, (trad. E. d’Auzac de Larmartine & P.-E. Dauzat), Paris, PUF, 1988, pp. 65-67 – Une expérience de pensée similaire se trouve chez Hilary Putman dans Raison, Vérité et Histoire (1981)

[2] Matrix (La Matrice au Qc et N-B) est un film de Lana Wachowski (1999), dans lequel tous les humains ou presque vivent dans la Matrice, sorte de « super machine de Nozick ». Un personnage (Néo) se voit offrir un choix entre deux pilules : avec la bleue, il retourne dans la Matrice faire de beaux rêves, avec la rouge il en sort et vit sa « vraie » vie.

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