De son vrai nom Émile Chartier (1868-1951), Alain fut, par choix, professeur de lycée pendant toute sa carrière. Lui, qui semble-t-il n’avait pas son pareil pour captiver ses élèves, a fortement marqué par son enseignement des personnalités comme Raymond Aron, Simone Weil, Julien Gracq, George Canguilhem ou encore André Maurois. Pendant la guerre de 1914-18, il est engagé volontaire comme simple soldat et refuse de passer officier. Il sera également chroniqueur pendant toute sa carrière de petits articles de réflexion de forme littéraire touchant tous les domaines : les « propos ».
On n’identifiera pas une thèse claire du bonheur chez Alain. Cela tient à la forme de son petit recueil Propos sur le bonheur. En effet, ces « propos » étaient à la base des chroniques hebdomadaires se rapportant au thème du bonheur, écrites entre 1906 et 1926, et qui invitaient le lecteur à une réflexion philosophique. Les 93 chapitres sont autant de petites esquisses, moins sur l’art d’être heureux, finalement, que sur celui de ne pas se gâcher la vie. Et c’est peut-être la meilleure façon de toucher son but, car comme le souligne Alain, « le bonheur est divisé en petits morceaux » et arrive d’abord quand on ne le cherche pas.
On y lit, par exemple, que la tristesse naît bien souvent d’un déséquilibre physiologique passager (une « histoire de globules »), alimenté par l’imagination. En prendre conscience est une façon de désamorcer une bonne part de la tristesse et des pensées de rumination qui l’entretiennent. On peut alors briser le cercle vicieux et attendre plus patiemment le retour du beau temps intérieur. « La tristesse n’est que maladie et doit être supportée comme une maladie » lit-on au propos n°5. Pour Alain, nos maux imaginaires sont des maux bien réels, mais nous les entretenons en imaginant qu’ils sont dus à des causes extérieures quand ils disparaîtraient en réalisant que leur cause n’est qu’intérieure. Ce qui peut se résumer par sa célèbre formule « cherchez l’épingle ».
Les propos, donc, s’efforcent de montrer que le bonheur dépend d’abord d’une bonne disposition d’esprit, et que la disposition d’esprit relève de notre volonté, du moins « quand les circonstances sont passables » (n°91). Il s’agit donc, négativement, de combattre notre penchant naturel à la tristesse en en comprenant les causes, et positivement, de nous activer. C’est qu’Alain reconnaît les vertus de l’action. Agir de manière libre, développer nos compétences, faire du sport, pratiquer la musique… tout cela maintient notre équilibre physiologique et nous procure du plaisir. Il ne faut donc pas chercher bien loin : « comme la fraise a goût de fraise, ainsi la vie a goût de bonheur », ce qui signifie que le bonheur n’est pas un but, un idéal, mais, complètement immanent à la vie elle-même, il est ce qui la colore. Donner du goût à sa vie, et lui donner bon goût, là est le bonheur.