La machine de Nozick (implications philosophiques)

Dès sa publication, l’expérience de pensée de Nozick a suscité de nombreux commentaires dans le monde académique. L’immense majorité des gens ne se brancheraient pas. D’abord, et c’est l’angle sous lequel la majorité des objections ont été apportées : il semble que nous ayons une préférence « naturelle » pour la vérité. La majorité des personnes interrogées (faites l’expérience) semble avoir une répugnance première pour un bonheur qui ne serait qu’illusion, même si nous n’avons pas conscience de l’illusion. Quelles explications pouvons-nous donner à cela ?

La machine de Nozick (implications)

Si je préfère le bonheur à la vérité, alors ce bonheur devient autocentré et stérile. Je suis heureux dans mon réservoir, certes, mais ce bonheur ne concerne que moi, ma vie ne laissera aucune trace dans le monde, je ne contribuerai au bonheur de personne (ni au malheur de personne d’ailleurs), je ne participerai à aucune création, aucun débat, aucune avancée. Tout se fera sans moi. Si par contre je choisis de ne pas me brancher, alors certes ma vie ne sera pas aussi parfaite, mais elle aura un impact sur le monde. Je serai là pour mes proches, je peux changer les choses, bref, je serai en lien avec le monde et y serai un être humain responsable. C’est donc aussi entre une vie imparfaite et engagée ou une vie heureuse mais désengagée qu’on me propose de choisir.

J’ajoute ici mon grain de sel au débat : remarquez que l’expérience de pensée suppose qu’on vous offre la possibilité de vous brancher quand vous voulez. Ce qui signifie que le sujet est comme vous et moi, il n’a pas la connaissance de ce que sera effectivement sa « vraie » vie future. Le choix est donc entre une vie heureuse à coup sûr et une vie qui reste encore à vivre et à écrire. Le choix n’est donc pas qu’entre bonheur et vérité, il est aussi entre bonheur maximal assuré et bonheur incertain (mais qu’on espère pas trop mal quand même) et qui surtout sera mon œuvre. Ma seule façon de me connaître, de savoir qui je suis et de quoi je suis capable, c’est de me coltiner au monde. Je risque de me faire broyer, certes, je risque le malheur, mais c’est la seule façon de répondre à la question « qui suis-je ? ». Si je me branche, je ne le saurai jamais. Le choix est donc aussi entre bonheur absolu mais passif ou bonheur espéré et actif. Par conséquent, se brancher ou non signifie aussi choisir entre illusion et connaissance de soi.

Au final, si le but de la vie était vraiment d’être heureux, si le bonheur, tel que nous le disaient les grecs, représentait effectivement le Souverain Bien, alors nous devrions tous choisir sans hésiter de nous brancher. Si la majorité des gens choisiraient de ne pas le faire, c’est peut-être là l’indice que le bonheur n’est finalement pas leur absolue priorité dans la vie. Certes nous le recherchons, mais peut-être pas à n’importe quel prix. Dès lors, chacun peut être renvoyé à l’examen de sa propre échelle de valeur et de son propre système de priorités : quel prix serais-je prêt(e) à payer pour mon bonheur ? Vaut-il que je lui sacrifie ma liberté, ma responsabilité ou autres choses ? Quand devient-il trop cher payé ? Je vous laisse sur cette réflexion.

La machine de Nozick (l’expérience)

J’aimerais pour cette semaine soumettre à votre réflexion une expérience de pensée très célèbre parmi les philosophes, issue d’un ouvrage du philosophe américain contemporain Robert Nozick : Anarchy, State, and Utopia[1]

« Supposez qu’il existe une machine à expérience qui soit en mesure de vous faire vivre n’importe quelle expérience que vous souhaitez. Des neuropsychologues excellant dans la duperie pourraient stimuler votre cerveau de telle sorte que vous croiriez et sentiriez que vous êtes en train d’écrire un grand roman, de vous lier d’amitié, ou de lire un livre intéressant. Tout ce temps-là, vous seriez en train de flotter dans un réservoir, des électrodes fixées à votre crâne. Faudrait-il que vous branchiez cette machine à vie, établissant d’avance un programme des expériences de votre existence ? »

La machin de Nozick (L'expérience)

On vous propose donc de vous brancher à une machine, capable de vous faire vivre votre vie idéale. Tout ce que vous pourriez vouloir vous sera procuré, le bonheur est à portée de main. L’inconvénient est que tout cela sera faux, mais vous n’en saurez rien et pouvez choisir de ne jamais rien en savoir. Vous brancheriez-vous ?

L’expérience de pensée de Nozick, 25 ans avant Matrix[2], vise bien sûr à nous mettre face à un dilemme. Faut-il préférer le bonheur à la vérité, ou la vérité au bonheur ? Remarquez qu’il ne s’agit pas d’opposer vérité et plaisirs, mais bien vérité et bonheur. En effet, la machine de Nozick n’est pas qu’une machine à plaisirs. Si ma conception du bonheur est une succession sans fin de plaisirs assouvis, alors je programmerai la machine en ce sens et elle me donnera ce que je souhaite. Si ma conception est différente, si je dose subtilement revers et succès pour me faire mieux apprécier les seconds, que je me fournis un appétit d’ogre pour la vie, que je programme la réalisation d’une grande œuvre ou quoi que ce soit d’autre qui correspond très exactement à mon idée de bonheur, alors la machine le donnera également. Et même, on peut admettre pour pousser l’expérience de pensée, que je n’ai pas besoin de programmer la machine à l’avance et qu’elle est capable de s’adapter en cours de route, voire de prévenir mes désirs pour me fournir ma vie idéale. C’est donc bien entre une certitude de bonheur maximal et une vie imparfaite, franchement malheureuse peut-être, mais « vraie » que je peux choisir.

Je vous laisse réfléchir à la question et aux enjeux que vous y voyez, car le choix ne se résume évidemment pas à une alternative entre bonheur et vérité. Je vous retrouve la semaine prochaine pour vous proposer un topo des débats que cette expérience a provoqué chez les philosophes de métier.



[1] Nozick, R., Anarchy, state, and Utopia, New-York : Basic Book, 1974, et en français : Anarchie, Etat et Utopie, (trad. E. d’Auzac de Larmartine & P.-E. Dauzat), Paris, PUF, 1988, pp. 65-67 – Une expérience de pensée similaire se trouve chez Hilary Putman dans Raison, Vérité et Histoire (1981)

[2] Matrix (La Matrice au Qc et N-B) est un film de Lana Wachowski (1999), dans lequel tous les humains ou presque vivent dans la Matrice, sorte de « super machine de Nozick ». Un personnage (Néo) se voit offrir un choix entre deux pilules : avec la bleue, il retourne dans la Matrice faire de beaux rêves, avec la rouge il en sort et vit sa « vraie » vie.